Le degré zéro de l'humour
"On peut rire de tout mais pas avec tout le monde" disait M. Desproges dans la célèbre émisssion du Tribunal des flagrants délires.
Avait-il vraiment raison?
A l'époque, quand on écoutait les sketchs grinçants de Desproges, on se rendait bien compte qu'il pratiquait l'ironie, l'humour noir, le second degré, et que ses propos visaient en fait à dénoncer un certain nombre de nos défauts, de nos comportements inhumains, ou de nos préjugés.
Artiste "dégagé", refusant les étiquettes, Desproges n'en était pas moins un homme d'honneur qui n'a jamais parlé sans mesurer la portée de ses propos, car ce maître du langage en connaissait la redoutable efficacité: "à la fin de l'envoi, je touche".
Lorsque je relis ses textes, que je réécoute ses sketchs, je me rends compte que Desproges n'a jamais versé dans l'amalgamme facile, dans la vulgarité gratuite, dans un cynisme populiste qui lui aurait pourtant était si facile de préférer, tant la frontière est fragile, ténue, lorsqu'on s'aventure avec le langage sur le chemin de l'humour caustique. Cette forme de satire sarcastique requiert en fait beaucoup d'attention, beaucoup de sérieux, et se révèle un exercice difficile, que seuls peuvent réussir sans choir dans la médiocrité, les plus grands, les artistes véritables.
Mais Desproges est mort, croqué par la faucheuse, et une voix s'est tue depuis longtemps qui faisait résonner un autre son à nos oreilles conformistes.
Et dans cette époque de cacophonie disharmonique où chacun de nous cherche à parler plus fort que le voisin sans réaliser que nous bêlons tous en choeur, il est de bon ton, pour se distinguer de la masse moutonnière, de pratiquer cette forme d'humour que l'on nomme du "second degré".
Or, n'est pas Desproges qui veut.
J'entends et lis autour de moi, nombre de personnes, de personnalités, qui revendiquent de pratiquer le second degré en matière d'humour, mais malheureusement, il m'arrive rarement de rire d'aussi bon coeur à leurs petites formules, que lorsque j'écoute une saillie de Desproges.
De petites formules, oui, c'est bien la désignation qui résume ces propos sans éclat et sans esprit qui se disséminent aussi facilement dans l'air que les pompoms des pissenlits par un jour de grand vent....
De petites piques, assez souvent stériles, amenées avec de grosses ficelles, sans vraiment d'à propos, et inutiles, parce qu'elles servent d'abord à réjouir celui ou celle qui les prononce.
On assiste à une jouissance égocentrique du second degré: c'est à qui renchérira mieux sur son homologue, pour reculer plus loin les limites de ce qui peut devenir un sujet du rire, et cette mise en scène de soi, cette autosuffisance de l'humour vache, ressemble à un concours de courtisans à la cour de Louis XIV, ormis que le roi soleil est l'ego de chacun et que cette course vers le sommet s'achève le plus souvent dans les bourbes de la vanité.
Il est un fait que Desproges avait le second degré utile, en dénonçant et en critiquant nos travers. Chacune de ses infaillibles réparties, s'inscrit dans la tradition de la comédie et du rire, que l'on trouve ainsi définie par Molière dans la préface de Tartuffe "l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes". Mais lorsque j'entends ou lis quelques vitupérations qui s'enrubannent de second degré, je n'y trouve bien souvent que de l'autocongratulation.
Et c'est précisément ce qui m'interroge.
Il me semble que l'emploi fréquent du second degré en matière d'humour est d'abord une manière de gagner de la considération et de l'estime de soi. En croyant faire un mot d'esprit singlant, on se distingue, on sort du lot, on existe. Ce qui a pour conséquence d'entraîner les autres à relever le gant en cherchant à faire mieux, pour pouvoir bouloter également une part du gâteau de la reconnaissance sociale.
Les effets de cette surenchère sont désastreux, et pas seulement parce qu'ils appauvrissent l'humour.
D'abord ils abolissent toute notion de limite. Ensuite ils sont un refuge commode pour se dédouaner de ses responsabilités quant au contenu et au sens des énoncés prononcés ou écrits. Enfin ils deviennent un piège d'hermétisme qui annihile toute possibilté de communication et qui fabrique du repli sur soi et de la vanité.
Nous avons récemment entendu et lu les propos d'un certain ministre Hortefeux qui s'est réfugié derrière une plaisanterie douteuse "du second degré", pour masquer son labsus raciste. Dans la même veine, Frêche s'octroie des sorties indignes d'un homme public, qui sont jugées par ses soutiens comme "un mauvais procés" à son tempérament d'homme du sud et à son goût du "second degré".
Sous couvert de second degré, on peut donc rire de tout et de n'importe quoi, il n'y a plus de limites. On peut revendiquer d'être plus "bête" que "méchant". On peut imputer aux autres la mauvaise foi de ne pas avoir d'humour et de ne pas comprendre ce second degré tellement hilarant. On peut même leur démontrer par A+B qu'on ne pense pas vraiment ce que l'on a dit, une fois qu'on l'a dit, et que, parce qu'il l'ont mal compris la première fois, on va leur expliquer une seconde fois. C'est un peu comme lorsque Fillon nous explique qu'il faut de la pédagogie pour que les français comprennent que le gouvernement ne pratique pas des régressions sociales mais des réformes nécessaires pour aller de l'avant.
Et oui, celui qui ne pige pas le "second degré" est un peu un con.
Le second degré est pratique pour balancer des blagues sur les homosexuels ou sur les femmes. Comme c'est du second degré, ce n'est pas grave puisque qu'on ne pense pas vraiment ce qu'on dit n'est-ce pas? On n'est pas homophobe. On n'est pas machiste, bien sûr. Mais on s'autorise des blagues de ce type, on les prononce, elles sont dans la bouche, on dit ces mots, parfois on les écrit. Et les écrits, ça reste, quel que soit le support.
On fait ces blagues et on se comporte exactement comme ceux à qui on ne veut pas ressembler, ceux que l'on croit singer et critiquer.
Desproges, lui, ne s'est jamais comporté, dans sa vie ou dans ses écrits, comme ceux qu'il fustigeait sur scène, ceux dont il nous montrait la pitoyable horreur humaine en empruntant les stéréotypes de leur langage et de leur pensée. Il ne se prenait pas au sérieux et ne s'accordait pas d'importance. De plus son talent d'homme de scène et son intelligence d'auteur, construisaient une situation de communication qui nous permettait de comprendre le second degré de son humour noir, et de lire le véritable sens de ses propos: une satire humaine, visant à remettre en question nos attitudes et nos certitudes.
Aussi, quand j'entends ou que je lis autour de moi, des crétineries avariées qui se revendiquent d'humour au "second degré", je me dis que M Desproges avait raison finalement. On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde. Encore faut-il que celui qui cherche à faire rire le fasse avec intelligence et modestie .
Suivez mon regard où il se pose, tel un rayon laser de désapprobation du faux humour et d'approbation de ce très bon billet ...
RépondreSupprimerC'est beau, et tellement emprunt de modestie.
RépondreSupprimerAu bac philo, tu aurais eu quelque chose comme "contre sens par rapport au sujet".
Pardon, c'était Jean-Marie Yannick Bigard qui parle.
RépondreSupprimerMoi je trouve que ton propos est d'une justesse et d'une finesse remarquable. C'est la deuxième ou troisième fois que je viens sur ton blog, mais je te remercie pour ce grand moment de lecture que tu viens de m'offrir, c'est en effet EXACTEMENT ce que je pense. C'est si juste, si appuyé, si érudit...D'ailleurs dans ma vie de tous les jours, je passe mon temps et mon énergie à débusquer la médiocrité, les faux-semblants et l'ironie feinte de la bêtise. Nous sommes parfois si seuls dans ce monde de brute qu'il est rassurant de voir que quelque part dans le vaste monde noyé de crasse et d'insipidité quelques îlots de décence et d'intelligence surnage, à grand peine sans doute. Ton blog est un de ces trop rares petits cailloux sur lesquels le pied peut se poser sans risque de se mouiller, ou plutôt de se vautrer dans la fange. Nous sommes au dessus de tout cela. Je me fais peu l'effet d'être Kevin Costner dans Waterworld, l'homme-poisson à la quête d'une terre vierge à repeupler et à conquérir une fois que la civilisation aura disparu noyée dans le relativisme, l'outrance et la dérision. Peut être sommes-nous une poignée d'hommes-poissons qui surnageons grâce à nos branchies et nos pieds palmés à la recherche de ce monde qui n'existe peut être pas... Desproges nous manque, oui. Mais Audiard et Gérard Oury aussi...
RépondreSupprimerHeureusement qu'un prof est là pour nous rappeler que ce qui se lit ici, là et ailleurs ne peut s'apprécier qu'à l'aune de l'objectivité notoirement connue et reconnue de l'évaluation scolaire...
RépondreSupprimerMerci donc de nous avoir éclairer par votre brillant et pertinent commentaire : je vous mets 19/20 et un bon point.
Que de courageux anonymes aujourd'hui !
RépondreSupprimerJ'avais pas eu de 19 depuis longtemps, je peux avoir une image avec le bon point?
RépondreSupprimerHo ! mon Dieu ! un élève qui quémande en plus ! Vraiment les valeurs se perdent.
RépondreSupprimerJe précise que je ne suis en aucun cas responsable des propos ci dessus et à suivre!
RépondreSupprimerInutile donc de me blacklister de ce blog, je n'y viens pas et me contrefous des idées qui y sont délivrées...
Je refuse de payer là encore pour d'autres alors que je suis le premier degré incarné!
sinon, ça peu faire une contrepèterie
RépondreSupprimer"Le degré zemour de l'uro" :-)
sinon, ça fait une contrepeterie... le degré Zemour de l'uro :-)
RépondreSupprimerje vous ai dit que ça faisait une contrepèterie?
RépondreSupprimerPutain t'es drôle. Mais je sais pas si t'as le droit de rire de ça ici, t'as demandé si ça choquait personne?
RépondreSupprimerj'm'en branle, chuis un deglingo anonyme ouam!
RépondreSupprimerQuand il y en a un, ça va, c'est quand il y en a plusieurs Anonymes que c'est un problème...
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